Milkman, de Anna Burns (2018)




 Milkman, de Anna Burns (2018) 



La narratrice omnisciente s'appelle Middle-sister, et elle est confinée dans un espace qui ne laisse aucune place à la liberté individuelle et favorise au contraire la propagation de rumeurs dont elle est la cible principale. Sa communauté tout entière, y compris sa famille, l'accusent d'entretenir une relation avec un homme marié et beaucoup plus âgé, Milkman, dont il n'a que le nom. Le roman entrelace dès le début la violence et la mort : "The day Somebody McSomebody put a gun to my breast and called me a cat and threatened to shoot me was the same day the milkman died", réplique que l'on croisera une seconde fois à la fin du roman. Le tragique émerge d'ores et déjà du récit. On est ici loin d'affirmations explicites et galvanisantes. L'instance narrative fait l'état des lieux de trois actes impérieux (menace, insulte, mort), qui semblent apriori complètement asservis à la linéarité par le biais d'un procédé de coordination and, symbolisant la rupture du cycle, celui de la vie. Cependant, la fin de vie concerne celle du Milkman et elle apparaît comme un moment privilégié pour la narratrice de dix-huit ans qui ne peut raconter les faits, on dirait, qu'après la disparition de cet homme. La destruction d'un personnage et la résistance de l'autre personnage sont donc pensées ensemble. Car il est également question de l'anéantissement physique et moral de la protagoniste, qui essaie de résister au harcèlement et aux rumeurs de sa communauté. 

 

Loué pour son écriture expérimentale et pour la subtilité avec laquelle il décrit les formes insidieuses que le harcèlement sexuel peut prendre dans la vie quotidienne d'une femme, le roman réalise une relecture de l'histoire en créant des liens entre la dynamique qui sous-tend la domination masculine dans la période des « Troubles » et les préoccupations soulevées par les activistes d'aujourd'hui dans le sillage de #MeToo. À l'aube du conflit nord-irlandais, le gouvernement confiait de nouveau la sécurité de la région au Parlement d'Irlande du Nord, chargé d'exercer le pouvoir législatif dans la région, renforce le pouvoir des forces armées exercé sur la minorité catholique. Mais les dispositions de la loi de 1922 ne firent l'objet d'aucune surveillance parlementaire ni d'un seul contrôle judiciaire. Aborder le harcèlement sexuel dans une période où la loi n'offrait pas de protection législative et judiciaire aux victimes permet au roman de dénoncer le manque de solutions à l'égard du harcèlement sexuel aujourd'hui ainsi que dans le passé. 

 

En amont, l'Accord du Vendredi Saint, le processus de paix signé le 10 avril 1998, marque la dissolution des groupes armés dans un conflit qui opposait les unionistes aux nationalistes. Si la fin du conflit permet davantage la promotion d'œuvres qui traitent du conflit nord-irlandais, le processus de paix reste très instable dans la province du nord et nos œuvres littéraires s'appliquent à conserver cette instabilité textuelle et discursive. Milkman est une expérimentation sur le langage romanesque qui devient vecteur de l'absurde et de l'indicible. Comment expliquer l'indicible ? Il y a tout ce qui ne se raconte pas par peur des représailles mais il y a également tout ce qui ne se raconte pas lorsque les mots ne suffisent plus. Anna Burns utilise alors un langage complexe, voire expérimental, où elle détourne le langage ordinaire en le rendant extraordinaire, plus signifiant que dans l'usage normal, pour traduire l'idée d'une société fragmentée. Cette fragmentation résonne avec la rythmique de la narration. Les phrases sont parfois courtes, incisives, et ne cessent de se répondre entre elles. Le langage fragmenté fonctionne avec la nécessité de déconstruire le langage, de lui apporter un sens nouveau et plus personnel, nécessaire à la reconstruction du discours hégémonique. Dans ce rythme saccadé à voix unique, la narratrice tente de construire son propre récit des « Troubles », en se faisant le porte-parole de toutes celles qui, comme elle, ont été les victimes de domination masculine.  

 

Véritable dialectique de l'enfermement et de l'obscurantisme, les tropes de la littérature féminine nord-irlandaise sont néanmoins requalifiés par ceux de voix dissidentes, rebelles voire révolutionnaires dans Milkman. L'écriture de ce roman est profondément subversive et brise les codes symboliques et phallocentriques, elle traduit avec justesse une société mise à mal par un pouvoir incontestablement "normâle". La traduction en français de Jakuta Alikavazovic lui rend parfaitement justice.  

 

 

 

« Instead the place was sunk in one long, melancholic story to the extent that the truly shinning person coming into this darkness ran the risk of not outliving it, of having their own shininess subsumed into it and, in some cases - if the person was viewed as intolerably extra-bright and extra-shiny - it might even reach the point of that individual having to attuned the safeness of the dark, this wasn't wee buns for them either ».

 

 

MILKMAN BY ANNA BURNS.

 

 

 

Written by Josephine B. Simone P. Heaney

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