What's in a name : Joséphine B. Simone et P. Heaney

 What's in a name ?

 That which we call a rose/ By any other name would smell as sweet.” (Roméo et Juliette, William Shakespeare)

Cette citation, prononcée par Juliette à Roméo, est une bonne entrée en matière pour expliquer le sens que l'on peut attribuer aux noms. Le nom de ce site littéraire, "Joséphine B., Simone et P. Heaney", entrelace cinq grands noms : ceux de quatre femmes, Joséphine Butler, Anna Burns, Simone De Beauvoir et Polly Devlin, qui ont toutes prôné l'égalité entre les sexes et dénoncé l'oppression des hommes sur les femmes, et celui de Seamus Heaney, célèbre poète nord-irlandais qui a voué la plupart de ses œuvres à la nation irlandaise. Il est toujours enthousiasmant, et aussi un peu fastidieux, d'intituler un objet, de lui donner un nom et une forme, à l'image de son contenu. Dans ce blog, je propose de faire la critique des livres qui traitent de l'Irlande du Nord pendant les "Troubles", le nom donné au conflit, qui fût animé par de violentes tensions de 1969 à 1998. Ce blog propose une approche féministe de la littérature nord-irlandaise, comme le laissent miroiter les noms des quatre auteures. 


Qui est Joséphine Butler ? 



Biographie. Née le 13 avril 1828 à Milfield dans le comté de Northumberland et morte le 30 décembre 1906 à Wooler, Joséphine Elizabeth Butler est une militante féministe et réformatrice sociale britannique de l’époque victorienne (1837-1901). Oubliée à tort par l'histoire moderne du féminisme, Joséphine Butler apporta un regard novateur à la figure de la prostituée, à l'époque où les Contagious Diseases Acts (les lois sur les maladies contagieuses, 1864-1869) venaient d'être adoptées par le gouvernement britannique. 

Représentation révolutionnaire de la prostituée. Avant Joséphine Butler, la femme prostituée était perçue comme une tentatrice, une hystérique ou une nymphomane. Par sa pensée révolutionnaire - le choix du terme n'est pas trop fort, il faut saisir les enjeux politique, militaire et médical que l'Église tentait de couvrir en limitant la propagation des maladies et en responsabilisant la femme prostituée de ce désordre -, Butler dénonça le système législatif et la société dans son ensemble qui reposait sur l'exploitation sexuelle des filles des classes défavorisées. C'est ce qu'elle appelle sa "croisade". Pour la première fois dans la représentation de la prostituée, cette dernière fut regardée comme la victime d'un système d'oppression galvanisé par un déséquilibre massif entre les sexes. 

                          
Frédéric Renard
©Le comptoir des presses universitaire

Féminisme politique. Ce n'est pas tout. Joséphine Butler mène également des combats politiques pour les droits des femmes : en 1867, elle est à la tête d'un Haut conseil de l'éducation supérieure des femmes du Nord de l'Angleterre. Elle lutte également pour l’accès des femmes aux professions réservées aux hommes, le contrôle des naissances, le statut de la femme mariée. En 1866, elle fût l'une des signataires de la pétition adressée par le philosophe et féministe John Stuart Mill en faveur du droit de vote des femmes. 

La famine irlandaise. Plus tôt dans sa jeunesse, durant l'automne de 1947 et alors qu'elle était agée de 19 ans, Joséphine Butler rendit visite à son frère en Irlande, ravagée depuis deux ans par la grande famine. Être témoin de la famine renforça la sensibilité déjà exacerbée de Joséphine qui, face à ces atrocités et aux rapports inégaux entre les sexes, avivèrent chez elle une crise spirituelle, ce qu'elle décrivit dans une lettre en 1905 :

 « Près de la maison, il y avait des bois étendus et sans chemin. Le poids des inégalités et des injustices et des cruautés du monde sur mon âme était tel que j’avais pour habitude de m’enfuir dans ces bois lointains, où personne ne me suivait, et m’agenouillant sur le sol, des heures durant, je hurlais à Dieu de venir nous libérer ! » 


Le nom de Joséphine Butler nous rappelle bien-sûr celui de la philosophe américaine et théoricienne du genre, Judith Butler, avec l'acronyme nominal, qui fonctionne par analogie à celui de Joséphine. Sœurs de noms et sœurs de convictions, les deux femmes sont des pionnières du féminisme, de véritables figures de résistance que notre époque compte bien honorer. 


Bibliographie

´  Joséphine Butler, pionnière du féminisme au XIXe siècle. Revue : Mouvement du Nid. 

´  Orazi, Françoise. John Stuart Mill et Harriet Taylor : écrits sur l'égalité de sexes, "The admission of women to the electoral franchise", discours prononcé à la Chambre des communes, Royaume-Uni, le 20 mai 1867 (disponible en ligne sur OpenEdition).

´  Regard, Frédéric. The Conversation. Connaissez-vous Josephine Butler, militante féministe anglaise en « croisade » contre la criminalisation de la prostitution ? 2021. 


Anna Burns 

Biographie. Anna Burns, née en 1962 à Belfast en Irlande du Nord, est l'auteure de trois romans intitulés No Bones (2001), Little Constructions (2007) et Milkman (2018). Elle est la première romancière nord-irlandaise à avoir remporté le prix "Man Booker" en 2018 avec son dernier roman Milkman. Louée pour son écriture expérimentale et pour la subtilité avec laquelle elle décrit les formes insidieuses que le harcèlement sexuel d'un homme peut prendre dans la vie quotidienne d'une jeune femme, Milkman entre en résonance avec le mouvement #MeToo - un mouvement social créé en 2007 qui encourage les femmes à dénoncer les agressions sexuelles qu'elles ont subies. 

Féminisme et conflit nord-irlandais. Anna Burns est à mon sens l'auteure illustre de la représentation de la femme dans le conflit nord-irlandais. Les protagonistes sont des jeunes femmes à peine adultes au moment du récit, un récit qui brouille constamment les repères temporels comme pour marquer l'idée d'un espace fragmenté et non figé. Non figé comme les codes et les normes que les protagonistes tentent de transgresser pour revendiquer leur identité, une identité féminine sur laquelle s'abat toute la violence occasionnée par un conflit dont l'origine est incertaine. En effet, l'origine du conflit est-elle religieuse, politique ou culturelle ? Le manque de sens est selon moi très bien illustré par l'écriture de Burns où les euphémismes semblent résonner comme des bombes à retardement et les répétitions comme des symptômes de l'inquiétante étrangeté (Unheimliche) : une rhétorique qui nous rappelle que l'Irlande contemporaine n'a pas su résister à l'épreuve de la tragédie grecque. Comment expliquer l'indicible ? Il y a tout ce qui ne se raconte pas par peur des représailles mais il y a également tout ce qui ne se raconte pas lorsque les mots ne suffisent plus. Anna Burns témoigne d'une grande liberté d'écriture et utilise un langage complexe, voire expérimental, où elle détourne le langage ordinaire en le rendant extraordinaire, plus signifiant que dans l'usage normal, pour traduire l'idée d'une société fragmentée. Tout cela étant raconté avec une certaine distance teintée d'ironie face à une société aussi troublée que celle de l'Irlande pendant les Troubles. Les protagonistes sont donc les portes paroles, les voix de celles qui furent trop longtemps effacées par l'hégémonie d'un discours idéologique et la nature sexuée du pouvoir politique.  


Simone de Beauvoir 


© Place des Librairies 

Biographie. Simone de Beauvoir, née en 1908 à Paris et morte en 1986 dans la même ville, est une philosophe, romancière, mémorialiste et essayiste française. Née dans une famille catholique et aisée, Simone de Beauvoir fait des études et obtient des diplômes en mathématiques, latin, littérature et une licence en philosophie en 1928. Elle est reçue au concours d'agrégation de philosophie en 1929, où elle rencontre Jean-Paul Sartre la même année à l'université de Paris. De Beauvoir refuse Sartre en mariage, privilégiant la liberté et l'émancipation intellectuelle, sociale et morale, contradictoires au sort qui était réservé aux femmes de l'époque et à leur condition féminine : le mariage, la maternité et le foyer. Sartre et de Beauvoir s'accordent néanmoins sur une figuration néophyte du couple avec un amour qu'ils revendiquent nécessaire, en laissant à chacun la liberté d'aventures avec d'autres personnes, des sortes d'amour contingentes que Pierre de Bonneville nous livre dans Sartre et les Amours contingentes. 

De Beauvoir et Sartre, Pékin, 1995   

Vie politique. Femme de lettres, de Beauvoir n'en reste pas moins une femme engagée dans la vie politique de son époque. En 1941, alors que la Seconde Guerre mondiale culmine en Europe, Simone de Beauvoir fonde avec Sartre et d'autres intellectuels le groupe clandestin appelé "Socialisme et liberté". En 1945, elle crée avec Sartre "Les Temps Modernes", une revue politique, littéraire et philosophique, qui disparaît en 2018 après la mort de Claude Lanzmann, directeur de la revue depuis 1995. "Les Temps Modernes" représente à l'évidence un patrimoine unique de la politique et la culture de gauche en France, de laquelle Claude Lanzmann nous cite quelques mots : 

« La quantité et la qualité des manuscrits que nous recevons avec les lettres qui les accompagnent témoignent que Les Temps Modernes sont plus que jamais dans ce pays un lieu d'accueil privilégié, de débat, de combat, pour tous ceux qui ne s'accommodent pas des consensus à la mode et pensent que la tâche de déchiffrement du monde, que nous n'avons jamais cessé de faire nôtre, implique en même temps engagement et résistance. » © Gallimard, Revue Les Temps Modernes.

Féminisme et philosophie. Laissant derrière elle un héritage intellectuel considérable dont l’influence est encore reconnue aujourd’hui, Simone de Beauvoir est également la référence du féminisme moderne. En 1949, Simone de Beauvoir devient la philosophe du féminisme avec Le deuxième Sexe, essai en deux tomes s'inscrivant dans un double cadre philosophique, celui de l'existentialisme (XXSartre) et celui de la phénoménologie (XXEdmund Husserl), excluant par ailleurs tout déterminisme chez l'humain. Elle interroge donc l'infériorisation de la femme dans la société et par conséquent rejette l'existence d'un ordre de nature dans lequel l'homme serait supérieur par nature. Adoptant le concept de l'existentialisme, elle se rend compte de l'entière responsabilité humaine dans la conception des rapports d'inégalité entre les sexes. Elle accuse presque autant les femmes, dont elle dénonce la soumission, la passivité et le manque d'ambition, que les hommes dont elle condamne la lâcheté, la misogynie et parfois la cruauté. Selon de Beauvoir, pour que le féminisme réussisse, il faut faire valoir un monde où les hommes et les femmes sauront coexister et se nourrir mutuellement. L'égalité des sexes ne saurait triompher sans le recours à l'émancipation des femmes garantie par l'accès au travail et le contrôle des naissances. En somme, l'existentialisme de de Beauvoir se confirme dans cette célèbre citation extraite de Le deuxième sexe : " On ne naît pas femme : on le devient". De Beauvoir affirme que l'on fabrique la féminité, comme l'on fabrique d'ailleurs la masculinité, et que la condition de la femme dans la société est le résultat d'une construction sociale fondée sur la base du patriarcat et non l'aboutissant d'un destin biologique, psychique ou économique. 

Le deuxième sexe est écrit au moment où Simone de Beauvoir entame une relation amoureuse avec Nelson Algren, un écrivain communiste américain de confession juive qui tombe éperdument amoureux de Simone et veut en faire sa femme ; ce qu'elle refuse. Voilà le prodige de de Beauvoir, écrire Le deuxième sexe au moment même où elle est liée d'une dépendance amoureuse avec ces deux hommes. D'un côté, Jean-Paul Sartre avec qui elle a bâti un amour dit nécessaire, et de l'autre son affection pour Nelson, un amour pas si contingent, que pouvait d'ailleurs craindre Jean-Paul Sartre. 

Lettres à Nelson Algren, 1947-1964


Dans ses Lettres à Nelson Algren, de Beauvoir nous livre les angoisses d'une femme morcelée entre sa fidélité à un homme qu'elle a toujours aimé, Sartre, et son amour naissant et passionné pour un autre homme, Nelson. De 1947 à 1964, elle lui écrit des centaines de lettres, dont une de 1948 où elle communique à Nelson son refus de quitter Sartre pour un autre homme :  

« A présent, depuis quatre ou cinq ans, est venu le moment où je suis en mesure de lui rendre la réciproque de ce qu’il a fait pour moi, où à mon tour je peux l’aider, lui qui m’a tellement aidée. Jamais je ne pourrais l’abandonner. Le quitter pendant des périodes plus ou moins longues, oui, mais pas engager ma vie entière avec quelqu’un d’autre. Vous devez comprendre, Nelson… ». Lettres à Nelson Algren. 

Simone de Beauvoir et Nelson Algren

Le 14 avril 1986, Simone de Beauvoir meurt à Paris. C'est auprès de Jean-Paul Sartre qu'elle a choisi de se faire enterrer au cimetière de Montmartre. (Et il paraît qu'elle porte au doigt la bague de Nelson). 

L'auteure de Mémoires d'une jeune fille rangée (1958), où suivront La force de l'âge (1960), La force des choses (1963) et Une mort très douce (1964), L'âge de discrétion (1967) puis La vieillesse (1970) brossent le portrait d'héroïnes et la profusion des sentiments qui s'articulent autour de la question de l'âge. L'âge de discrétion, roman que j'affectionne en parti grâce à son nombre très court de pages, offre au lecteur deux perspectives radicalement opposées sur la vieillesse. L'héroïne est professeure de lettres retraitée et de caractère manifestement optimiste. Quant à son compagnon, il est de nature pessimiste, davantage indulgent avec les autres et abandonne précisément les valeurs qui l'unifiaient à son épouse. Tout les sépare. Là où il voit l'avilissement, elle voit un horizon de création ultime, celle de ses nouveaux essais littéraires. Ce rapport de l'héroïne à la vieillesse pour faire ressentir au lecteur toute la force d'une mélancolie animée par le désir de remonter le temps s'intensifie à mesure que nous avançons dans la lecture. Est-ce le signe d'un abandon par l'héroïne de ses propres sentiments et aspirations au profit de ceux de son mari ? Il semble en effet, et malgré ses velléités optimistes, que la question de l'âge la rattrape. Ses compétences d'écriture sont fastidieuses et elle échoue à alimenter ses œuvres avec des sujets novateurs. Finalement le produit de sempiternelles histoires, ce qui devait être le signe d'un renouveau est l'expression du déclin et de la redondance, et peut-être le signe de l'écoulement de la vie. La vieillesse est inéluctable et vouloir y échapper revient à nier le cours logique de l'existence humaine. Ce qui fait la force de ce roman est la description psychologique de l'héroïne, oscillant entre le désir d'échapper à son destin et la résolution d'accepter ce qui ne peut pas nous échapper. Toutefois, le récit s'achève sur une vision optimiste de la vieillesse : il nous montre qu'elle n'est pas à penser comme une fatalité qui nous ôte l'envie de créer et de vivre mais qu'elle témoigne simplement d'une différence d'âge qu'il serait illusoire de contester.  


Bibliographie

´  Martine Latendresse Charron, ABC : Amour contingentes, Beauvoir et Chicago. Le fils rouge. 2021.

´  Marie Anne Perfettini. Lettres à Nelson Algren Simone de Beauvoir Un amour transatlantique 1947-1964. 2020. 

´  Simone de Beauvoir contre le fatalisme de la vieillesse. Blog littéraire et philosophique "Notes en marges". 2019. 

´  Simone de Beauvoir, la féministe. France Culture. 2019. 

´      ´Simone de Beauvoir ou le génie féminin. Le double discours féministe. Ouvroir de réflexions  potentielles. 













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